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Publié : 31 décembre 2005

Naissance de Raymontpierre

I

Le Château de Raymontpierre

Par C. A. MÜLLER, à Bâle, 1942

Traduit par Jean Christe, instituteur à Courrendlin


Sources :
Actes de la Société Jurassienne d’Émulation
Années 1940 - 1941

P.131 - P.152


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Château de Raymondpierre

 I

 NAISSANCE DE RAYMONTPIERRE

On était au milieu du XVleme siècle. Après avoir brillé d’un vif éclat pendant de nombreux siècles, l’Evêché de Bâle semblait proche de son déclin. Son partage entre ses puissants voisins Berne et Bâle paraissait n’être plus qu’une question de temps.

La petite principauté, assemblage disparate d’états chrétiens, était un des plus bizarres du Moyen Age. Il se trouvait à un tournant de son histoire et devait, s’il ne voulait pas se désagréger, trouver tout de suite un rénovateur. Le Chapitre cathédral le savait bien quand, en 1575, il éleva le plus jeune de ses chanoines, Jacques Christophe Blarer de Wartensee, à la dignité épiscopale.

On avait trouvé en lui l’homme indispensable. Nul n’était plus qualifié pour assumer les risques de cette rénovation.

Ce jeune prince-évêque de 33 ans à peine était animé de l’esprit de lutte qui caractérisait alors le mouvement naissant de la Contre-Réformation. J. C. de Blarer comprit, au vu des directives données en la matière par le Concile de Trente, la tâche ardue qui l’attendait. Il n’eut de repos qu’au moment où il réussit à enraciner ses idées jusque dans les coins les plus reculés de son Evêché.

Froidement, il rechercha les causes de désagrégation de son état. Bientôt il les décela et trouva moyen d’y remédier. Petit à petit, à chaque jour suffisant sa peine, il alla inlassablement de l’avant. Ainsi rétablit-il peu à peu l’ordre que ses prédécesseurs n’avaient su ou pu maintenir.

Son programme tenait en deux points. Premièrement, extirpation totale du nouvel évangile et secondement, renforcement de la puissance seigneuriale, afin de constituer un Etat unifié.

Il fut puissamment secondé dans ce travail par le Traité conclu en 1579 avec les 7 cantons catholiques, et ratifié en l’église de Porrentruy, au milieu de grandes réjouissances, le 13 janvier 1580. Les Confédérés furent, pour J. C. de Blarer, un puissant appui dans sa lutte contre les partisans de la Réforme dans l’Evêché de Bâle. La ville de ce nom se trouva bientôt dépossédée totalement de ses positions dans la vallée de la Birse, et toutes tentatives qu’elle fit pour y reprendre pied furent vaines. Après 1585, quand elle eut renoncé à ses droits sur le Birseck et le Laufonnais, J. C. de Blarer y réintroduisit l’ancien culte.

Plus tard, ayant réussi à diminuer considérablement les droits de la ville de Bienne sur l’Erguël, le Prince-Evêque eût volontiers songé à contrecarrer l’influence de Berne dans la Prévôté de Moutier-Grandval. Cependant, les campagnards de cette région auxquels Farel avait prêché la Réforme tenaient bien davantage à leur puissant protecteur bernois, qu’ils sentaient mieux disposé à accepter leur croyance et à maintenir leurs droits acquis. Aussi J. C. de Blarer n’osa-t-il pas entreprendre contre Leurs Excellences, ce qui lui avait si bien réussi contre Bâle. Il savait combien longue et lourde était la patte de l’ours bernois. Il savait encore qu’elle ne lâchait pas facilement ce qu’elle avait dans ses griffes.

Néanmoins, le Prince-Evêque n’abandonna pas l’espoir de ramener une bonne fois tous ses sujets à l’Eglise romaine.

Bien que J. C. de Blarer dût renvoyer à des temps plus favorables ses prétentions religieuses et politiques sur la Prévôté, il n’en alla pas de même au point de vue économique. Depuis la Réformation, en 1534, le Prévôt de Moutier-Grandval et son Chapitre résidaient à Delémont. Il en était encore ainsi le 5 juillet 1588. Le Prévôt était alors Jean Setterich. A cette date, celui-ci accorda au Prince-Evêque, contre une rente de 250 malheureuses livres bâloises, pleine et entière jouissance des forêts de Moutier-Grandval. Le Chapitre discuta fort longtemps de ce geste inconsidéré qui pouvait être un premier pas vers la mise sous tutelle de la Prévôté. Mais, en y réfléchissant bien, ces MM. se résignèrent en 1591 à cet état de fait et acceptèrent les riches prébendes dont les gratifiait le prince. Peu semblait leur importer alors que J. C. de Blarer eût droit de basse et moyenne justice dans leurs terres !

Pourquoi le Prince-Evêque tenait-il donc tant aux forêts de la vallée supérieure de la Birse ? La raison en est des plus simples. Il avait cherché, de tout temps, à mener de pair la rénovation religieuse et l’activité économique dans son Evêché. Il savait que ses prédécesseurs avaient tiré des revenus, modestes il est vrai, du droit de mines. En 1500 environ, Caspar ze Rhein avait fait construire une forge à Bassecourt. En 1516, à Charmoille, certain Burckhardt de Bâle avait installé pour le compte du Prince-Evêque Christophe d’Utenheim, une petite fonderie où l’on travaillait le métal provenant de Grangiéron. En 1563 encore, le Prince-Evêque Melchior de Lichtenfels avait accordé à un bourgeois de Porrentruy, Henri Guyer, le privilège d’exploiter à Bellefontaine sur le Doubs, une forge et un martinet.

Toutes ces entreprises n’avaient pas prospéré sans que la production de bois bon marché s’en ressentît.

En conséquence, si J.C. de Blarer voulait réaliser son plan d’exploitation du fer, il lui fallait nécessairement du bois pour arriver à chef. Les Chapitres de St-Ursanne et de Moutier-Grandval étaient les principaux détenteurs de forêts dont l’exploitation en masse s’avérait la plus rentable. Et comme J.C. de Blarer avait réussi en 1588 à en obtenir la jouissance, il pouvait dès lors aller carrément de l’avant.

  * *

Un Etat ne peut prospérer si ses habitants ne sont pas directement intéressés à ses richesses. J. C. de Blarer le savait pertinemment et sa bienveillance, disons plus, son affection à l’égard de ses sujets méritants nous montre sa largeur de vue.

Il ne pouvait pas admettre à priori, de bonne foi, que tous ces citadins et paysans ne lui fussent irrémédiablement et fidèlement soumis. En particulier, les nouveaux catholiques du Laufonnais ne lui pardonnèrent pas de sitôt de les avoir repris sous sa tutelle. A Porrentruy même, ce n’est que par la force qu’il avait réussi à imposer sa volonté. Il eut moins de difficultés à Delémont. La Schirmvogtei (sorte de traité de combourgeoisie, doublé d’un semblant de protectorat) de Bâle, établie depuis 1547 sur les habitants de la vallée de la Birse avait fait naître bien des espérances à Delémont même. Cependant, dès l’avènement de J.C. de Blarer, les citoyens de la petite ville sentirent tout de suite d’où le vent avait l’air de souffler et se rallièrent résolument au Prince-Evêque.

A côté d’un nombre important de familles nobles d’origine impériale autrichienne, vivait à Delémont une autre noblesse, qui avait gagné ses titres depuis des générations, par sa patience, son zèle, son travail.

Certains de ces Delémontains avaient eu l’occasion de rendre service à leurs chefs, de faire acte de bravoure, et ils en étaient récompensés par l’attribution de charges plus ou moins importantes.

C’est spécialement au XVlme siècle que l’on remarque ce changement de la noblesse d’épée, à laquelle nous devons les nombreux châteaux dont les ruines ornent encore nos sommets jurassiens, par une autre noblesse que nous appellerons diplomatique.

L’une de ces familles, sortie de la simple bourgeoisie, celle de Hugué, vivait à Delémont dans la deuxième moitié de ce siècle.

Sous le règne du Prince-Evêque Melchior de Lichtenfels (1553-1575) déjà, un de ces Hugué, Paul, avait acquis de grandes richesses et biens fonciers à Delémont même et aux environs.

Il était dès lors compréhensible qu’il eût l’ambition de faire suivre les écoles de l’époque à ses deux fils, pour leur permettre, éventuellement, de prétendre à la noblesse impériale.

Le premier, Béat, ou Batt Hugué, fut bientôt connu comme politique. En 1579, il est nommé maître-bourgeois de Delémont. En 1581, il devient bandelier de la ville et seigneurie.

Le deuxième, Marx Hugué, fit encore davantage parler de lui. Il s’était aussi voué au service de la cité quand, en 1557, il avait commencé sa carrière comme notaire de l’autorité impériale et épiscopale. En juin 1560, nous le trouvons secrétaire de la ville et en 1570, il est élu Lieutenant de la ville et seigneurie de Delémont par Melchior de Lichtenfels.

En cette même année 1570, Paul Hugué, père de Batt et Marx, meurt. Batt Hugué, au nom des hoirs de son père, doit au Prince, en cens foncières, 8 deniers pour la maison séant en la Grand’Rue.

Il semble toutefois que ce magnifique bâtiment, au cœur même de Delémont fut, par la suite, la demeure de Marx Hugué et de son épouse, Anne de Rosemont. Ce qui nous porte à le présumer, ce sont les armoiries de Marx et de sa femme, visibles aujourd’hui encore, maçonnées dans le mur donnant sur l’arrière-cour. Elles ont dû orner autrefois le plein-cintre d’un portail d’entrée.

Si nous considérons que Marx Hugué a pris femme dans le Sundgau aux environs de Belfort (Château de Rosenfels ou Rosemont, près de Giromagny, détruit en 1633), nous comprendrons mieux les nombreuses relations qu’avait le Lieutenant Marx Hugué. Il eut affaire assez souvent avec les nombreux fonctionnaires impériaux qui administraient les riches mines d’argent et de plomb des vallées vosgiennes. Et qui nous dit qu’il ne profita pas de ces rencontres pour préparer - en tout bien, tout honneur, cela va de soi - son entrée dans la noblesse impériale ?

Marx fut aussi greffier de la Justice de Delémont. Et lorsque, en 1574, le châtelain de Delémont, Philippe-Henri de Ferrette-Liebenstein partit en guerre contre les Turcs, Marx comprit que le moment était venu pour lui, qui n’était que roturier pourtant, de tout mettre en œuvre afin d’obtenir la charge laissée vacante
par Philippe-Henri.

L’avènement du jeune J. C. de Blarer, en 1575, venait à point nommé pour lui. Cherchant des appuis sérieux dans ses nouveaux domaines, le Prince-Evêque comprit tout de suite qu’il pouvait compter sur Marx Hugué, et que plus il lui montrerait de bienveillance, plus il se l’attacherait. Et voilà que ce roturier, chose que l’on n’avait encore jamais vue, bénéficie de l’amitié du Prince. Il est nommé conseiller intime. En 1580, il est envoyé à la conférence des cantons catholiques à Lucerne, en lieu et place de J. C. de Blarer. (A. Rais : Au temps jadis, p. 13, 25, 28). Deux ans plus tard, il est chargé de ramener les Laufonnais à la foi catholique, travail ardu dont il ne vint à bout qu’en 1589.

Pour lui prouver sa reconnaissance, J. C. de Blarer donna en fief à Marx Hugué de nombreux domaines dont ce dernier eut l’administration et l’usufruit.

Les plus importants de ces fiefs furent vraisemblablement les splendides propriétés sises sur le Mont Remont ou Raimeux.

Depuis très longtemps, le Prince-Evêque considérait cette montagne comme partie intégrante de ses biens.

Déjà en 1365, Jean Senn de Münsingen (1335-1365) donna à son noble serviteur Hennemann von Neuenstein (château sis au sud de Wahlen dans le Laufonnais) la moitié de la forêt de Raimeux (Trouillat IV 217). Et en 1385, le Prince-Evêque Imier de Ramstein (1382-1391) donna en fief aux frères Petermann et Hennemann de Courroux une forêt près de Ripoltzwilre sur le Remont (Trouillat IV 783).

Le versant méridional du Raimeux doit avoir appartenu à la Prévôté de Moutier-Grandval (Trouillat III 258/259, 1317). Les droits de cette dernière en ce qui concerne Raimeux n’ont jamais été bien établis et les querelles entre elle et le Prince au sujet des forêts n’ont jamais réussi à éclaircir ce point intéressant de l’histoire jurassienne.

En outre, selon les Rôles de Delémont (1560), les habitants de la vallée avaient aussi la jouissance de certaines forêts du Raimeux. Ces droits sont clairement établis dans la Lettre de franchise pour les 13 villages libres de la vallée de Delémont datant de 1400 environ. (Trouillat V 16).

Quoi qu’il en soit, J. C. de Blarer abrogea finalement tous ces droits. Il voulut être entièrement libre de ses faits et gestes dans l’exploitation des forêts de cette région. Il avait des buts précis lorsque le 24 juillet 1576 (Berne, Arch. Jura B 239), il remit à Marx Hugué ses forêts et pâturages sur le Mont Raimeux. Il songeait certainement à une utilisation plus rationnelle des richesses forestières de cette montagne. Elles lui furent d’ailleurs d’un précieux secours lorsqu’en 1589 fut mis en exploitation le haut-fourneau d’Undervelier.

D’autres entreprises s’ajoutant par la suite à celles déjà mentionnées, la consommation de combustible augmenta alors visiblement.

  * *

Après l’inhumation de Marx Hugué, le 1er mai 1593, en l’église paroissiale de Delémont, le Prince-Evêque J. C. de Blarer reporta toute l’affection qu’il avait pour lui, sur son fils, Georges Hugué.

Suivant fidèlement les traces de son père, Georges Hugué revêtit également dans sa bonne ville des charges importantes. Il fut Lieutenant de la Prévôté. Et le 5 juin 1593, il succède à son père défunt en qualité de châtelain de Delémont.

Cependant ses biens de Raimeux lui tenaient particulièrement à cœur et il s’ingéniait à les améliorer.

Sûr de l’approbation de son seigneur et maître, il entreprit en 1595, peut-être même avant, la construction d’un petit château sur un des contreforts de Raimeux. Ce castel devait servir de pavillon de chasse, tout en étant le siège de l’administration de son fief de Raimeux.

Une telle entreprise n’était pas chose aisée, si l’on songe à l’emplacement choisi, à mi-pente, au milieu de forêts touffues, de mauvais sentiers permettant seuls d’amener les matériaux à pied-d’œuvre.

Au milieu du siècle dernier, la tradition populaire, dans la région de Raimeux, rapportait encore les difficultés rencontrées par Georges Hugué lors de la construction du château de Raymontpierre, nom que lui donna bientôt son propriétaire. Georges Hugué dut tout mettre en œuvre pour mener à chef le travail entrepris. On racontait entre autres qu’il alloua aux gens de la commune de Vermes, sur le territoire de laquelle se faisait la bâtisse, 3 sous par brante de sable de rivière livrée. Ce sable était tiré de la Gabiare, puis transporté à dos d’homme sur le chantier. Impossible, d’après Quiquerez, de faire plus de deux ou trois voyages par jour.

Le Prince-Evêque s’intéressa vivement à Raymontpierre. Ce château n’était-il pas situé à l’extrême limite de ses terres, avec Rebeuvelier et Vermes s’enfonçant comme un coin dans les territoires de la Prévôté ? Ce n’était pas seulement un point d’appui économique, ce pouvait être un bastion religieux solidement tenu par Georges Hugué.

Comme le danger subsistait de voir les idées nouvelles passer par-dessus le Raimeux, ou sortir de certains villages du Val Terbi (Corban et Mervelier appartenant encore à la Prévôté), pour contaminer le territoire de l’Evêché, J. C. de Blarer soutint son fidèle Georges Hugué lorsqu’il érigea une chapelle près de Raymontpierre.

Le grand évêque se souvenait trop bien de l’aventure survenue sur le Raimeux vers l’année 1594. A cette époque, les paysans s’étaient soulevés, se refusant à travailler le samedi, jour qu’ils considéraient comme férié. Ils étaient poussés à cette rébellion par une certaine femme de Rebeuvelier, la femme à Michel qui prétendait avoir eu des visions célestes. Selon ses dires, la Vierge Marie lui était apparue. La femme à Michel jouissait d’une certaine influence sur cette population superstitieuse. Et lorsqu’elle demandait aux paysans de ne plus ouvrer le samedi, elle était d’autant mieux écoutée que tous les vilains ne demandaient pas mieux que de se reposer un deuxième jour par semaine.

A propos de cet évènement, le chroniqueur delémontain Cuenin rapporte que les paysans se rendirent à l’église un beau samedi. Quoique le curé eût refusé de leur chanter une Messe, la coutume s’établit et les paysans se soucièrent fort peu ce jour-là de leurs travaux champêtres, sachant bien d’ailleurs que le plus ennuyé n’était pas celui qu’on pensait, mais bien le seigneur qui ne pouvait rien entreprendre sans eux. Malgré certaines représailles, la croyance eut la vie dure. La prophétesse avait annoncé la disette et la famine pour cette année. Or, justement cette famine ne se produisit pas ; jamais les récoltes ne furent plus belles. C’était le coup de grâce. La foi en la Femme à Michel tomba automatiquement et les paysans cessèrent toute résistance.

Cet incident avait rendu le Prince-Evêque plus que prudent. Aussi fut-il toujours très heureux de savoir Georges Hugué seigneur et maître de cette contrée en effervescence, car il pouvait compter sur la fidélité et l’orthodoxie de la famille Hugué.

Pour s’attacher néanmoins davantage Georges Hugué, le Prince-Evêque lui donna en fief les terrains lui appartenant encore sur Raimeux, en échange de ceux que possédait son fidèle sujet En Rouge Terre au Bémont, près de Saignelegier.

Un document établi au château de Porrentruy, le 16 février 1596, par le chancelier de l’Evêché Jacob Rassler, fixe les modalités de cet Echange et donation de la Montagne de Raimeux. Ce manuscrit nous apprend que la montagne en question avait été divisée au cours des âges en 9 Vacheries et pâturages. De ces 9 métairies, Georges Hugué en possédait déjà 5 bien avant la signature de l’acte precité. II devait les avoir héritées de son père Marx et se voyait donc purement et simplement confirmé dans son droit de propriétaire. Il obtint sur ces 5 parts, pour lui, ses héritiers et descendants, tous les droits de propriété, utilisation, emploi, profit, usage, usufruit, libre disposition et gouvernement.

Quant aux 4 autres parts, elles appartenaient encore à des tiers. Cependant, par la donation du 16 février 1596, les droits versés précédemment au Chapitre cathédrale revenaient dorénavant entièrement à Georges Hugué et par la suite à ses héritiers et descendants.

Ainsi, dès 1596, Georges Hugué possédait, soit directement, soit indirectement, la totalité de la montagne de Raimeux.

Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, Georges Hugué, à l’époque où il devenait possesseur du Raimeux, était élevé dans la noblesse impériale par l’empereur Rodolphe II. Selon une lettre de noblesse, conservée en copie aux archives de Berne, i1 obtenait pour lui et ses descendants, en ligne mâle, 1’insigne honneur de s’appeler de Remontstein ou de Raymontpierre . Ses armes étaient d’or à la bande d’azur accompagnée de 2 feuilles de trèfle de sinople, l’une en chef, l’autre renversée en pointe ; l’écu timbré d’un heaume de chevalier et surmonté de 2 cornes de buffle d’or à la bande d’azur, scellé de 6 feuilles de trèfle de sinople.

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Château de Raymontpierre. Salle des chevaliers

La lettre de noblesse fut donnée à Prague, alors résidence de Rodolphe II, le 9 novembre 1595. Elle parvint au noble seigneur Georges Hugué de Raymontpierre le 22 janvier 1597.
Il est vraisemblable que les armoiries décrites plus haut étaient déjà celles de la famille Hugué bien avant cette date. Nous les trouvons en effet scellées dans le mur de la maison paternelle de Delémont, à côté de celles de Anne de Rosemont, mère de Georges.
Or, le fait que Georges Hugué était devenu de Raymontpierre confirme notre supposition que les terres de Raimeux devaient être les plus importantes que possédaient les Hugué de Delémont. En outre, il est possible qu’au moment de la signature de la lettre de noblesse, la construction du petit château devait être fort avancée. Ainsi, par cet acte impérial, le petit manoir prenait une signification particulière et nous concevons facilement avec quelle fierté Georges Hugué y fit graver ses armoiries.

Nous les trouvons, avec la date de 1595, sur la cheminée monumentale de la salle des chevaliers. L’année suivante, on les sculpte avec le millésime 1596 sur le plein cintre du portail d’enceinte. Et finalement, en 1597, elles sont portées sur les pieds du fourneau à bancs du poille.

Chaque fois sont accolées aux armes de Georges, celles de sa femme Allison Nagel, d’or à un sapin arraché de sinople. (On ne peut affirmer avec certitude si Allison ajoutait alors à son nom, deux autres noms français. Nagel, Queloz, Kelloz, Faivre doivent ne former qu’une seule et même lamille. Allison Nagel - ainsi la nomme Jean-Jacques de Staal dans son livre d’heures (1er vol., page 138) - est née à Porrentruy en 1556.) Elle était vraisemblablement une des soeurs de Guillaume Queloz, maître-bourgeois de Porrentruy, que nous retrouvons en 1595 sous le nom de Wilhelm Nagel.

  * *

Le château de Raymontpierre devint bientôt un lieu très important, et les motifs qui avaient incité à sa construction furent dévoilés.

En effet, Georges Hugué fit ample usage du droit de chasse que lui avait gracieusement accordé le Prince. Grand chasseur devant l’Eternel, nous savons que Georges l’était, puisqu’une fois il invita ses amis et intimes de Delémont à déguster un cuissot de chevreuil en l’Hôtel-de-Ville de la cité vadaise. (Actes 1871, p. 124)

De plus, si Georges Hugué avait fait construire une chapelle dans l’enceinte de son château, ce n’était pas uniquement pour sa sanctification personnelle, mais bien plutôt pour y accueillir les malheureux persécutés à cause de leur croyance de l’autre côté de Raimeux, pour les y délivrer des liens du diable et les ramener sans coup férir au bercail du Christ, comme l’avait promis J.C.de BIarer lors de son pacte avec les confédérés catholiques.

Le dernier motif n’est pas difficile à comprendre. Dans le voisinage immédiat de la Prévôté de Moutier-Grandval et principalement dans les hautes vallées, on restait malgré tout fidèle à Berne et à ses ordres. Et l’on ne voyait pas d’un bon oeil le Prince-Evêque catholique chercher à imposer sa volonté à tous et à chacun.

En 1598, Jacques Le Comte, pasteur réformé de Gléresse, avait, sur l’ordre de Berne, entrepris une tournée d’inspection dans la Prévôté de Moutier-Grandval, dans le but de se rendre compte des sentiments que nourrissaient les habitants à l’égard de Berne. Partout, de Tavannes à Moutier, on lui laissa entendre que le jour où l’on serait séparé de l’ours, c’en serait fait des libertés.

Des doléances furent également présentées à l’ambassadeur de LL. EE. Les Gens de Grandval se plaignirent amèrement de l’état de choses existant. Les habitants de ce village, de même que ceux d’Elay, fervents protestants pourtant, étaient toujours tenus au paiement des redevances au curé de Rebeuvelier. En plus, s’ils se trouvaient sur la montagne pour y garder leur bétail ou pour d’autres motifs, ils étaient obligés, à certaines occasions, d’entendre la Messe en la chapelle de Raymontpierre. (P.-O. Bessire, Actes 1918, p. 22/23.)

Avec des procédés pareils, il était naturel que le Prince-Evêque n’arrivât pas à gagner les cœurs des gens de Grandval et à les ramener dans le giron de l’Eglise romaine.

C’est alors qu’en 1598, Georges Hugué de Raymontpierre céda au Chapitre de Moutier-Grandval la maison qu’il possédait à Delémont sur la Place du Marché. En échange, il recevait en fief mâle héritable, la Courtine d’Elay avec tous les droits temporels et de justice sur les maisons, jardins, champs, pâturages, forêts, bois, chasse, pêche, moulins et ribes.

Ainsi il pouvait désormais ordonner aux gens des nombreuses fermes éparses sur le Raimeux la fréquentation du service divin à Raymontpierre.

Mais Raymontpierre eut une bien plus grande influence du point de vue forestier que du point de vue religieux. Les forêts furent mieux exploitées, rendirent davantage, et par la suite, on y commença le travail du fer.

La renommée des forêts du Prince-Evêgue dans la vallée de Delémont dépassa bientôt les limites de l’Evêché. Et lorsqu’en 1599, le pont de bois franchissant le Rhin à Rheinfelden fut emporté par les eaux, le Conseil de cette ville ne s’adressa pas seulement à son suzerain d’Ensisheim, mais en même temps il faisait appel à J. C. de Blarer pour la fourniture d’une certaine quantité de bois brut des forêts de Delémont. (selon Seb. Burkart : Histoire de la ville de Rheinfelden, p. 318/19).

Cette requête était gracieusement acceptée et le 11 octobre 1599, Georges Hugué de Raymontpierre pouvait annoncer à Rheinfelden que, par ordre du Prince, il avait fait abattre 40 pièces de bois de 40 pieds et les avait fait flotter jusqu’à St-Jacques sur la Birse, en amont de Bâle. Il avait été impossible de trouver au bord de la rivière des billes de 60 pieds comme on le désirait, ce dont on s’excusait humblement.

C’est alors que Rheinfelden envoya à Delémont son chef des travaux publics et que l’on découvrit sur les pentes de Raimeux, le bois aux mesures données.

Ainsi, tiré de son isolement, Raymontpierre était devenu un lieu important. Son propriétaire, noble chevalier Georges Hugué de Raymontpierre, tout comme son seigneur et maître le Prince-Evêque Jacques Christophe de Blarer, pouvaient être fiers de leur œuvre et regarder l’avenir avec confiance.

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 II

 MARIAGES ET NOUVEAUX MAITRES

Si vous passez par la Grand’Rue de Delémont, vous remarquerez à l’est de la maison des Hugué un grand bâtiment qui a gardé jusqu’à ce jour, à chacun de ses trois étages, de splendides fenêtres du style Renaissance le plus pur.

Que vous vous rendiez au cœur de la cité par l’ancienne Porte de Bâle, aujourd’hui disparue, ou que vous y veniez par la Porte Monsieur (Porte de Porrentruy), votre regard sera immanquablement attiré par l’un des deux pignons de cette maison voisine de celle des Hugué.

Ce bâtiment - l’un des plus remarquables de tous ceux construits à Delémont à l’époque postgothique - a remplacé, au milieu du XVIe siècle, une ancienne habitation. Sa construction fut entreprise par la famille de Staal.

Vers la fin du XVe siècle déjà, une des branches de cette famille de Staal avait quitté Soleure, sa ville d’élection, pour l’Evêché de Bâle. Des liens de parenté lui avaient permis de s’établir à Delémont même ou aux environs et d’y prospérer.

Durant plusieurs décades, les deux familles voisines entretinrent des relations cordiales. Ces liens furent encore renforcés vers la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle par plusieurs alliances contractées entre les deux familles.

Et c’est ainsi que la famille de Staal se trouva mêlée à l’histoire de Raymontpierre.

Quel ami du passé songera un jour à relater la vie de cette illustre famille ? Son rayonnement fut si grand dans notre petit pays qu’un volume entier ne suffirait pas à le faire connaître !

Pendant plus de trois siècles, les de Staal se trouvent intimement liés à la vie publique de Soleure. C’est de cette illustre lignée que sont issus maints serviteurs fidèles et sûrs, hommes aussi indispensables à la Confédération d’hier qu’à celle de notre époque troublée.

L’ancêtre des de Staal, Jean, était venu de Wangen dans l’Allgau. Pendant 45 ans, il fut greffier de la ville ; en cette qualité, il apposa notamment le sceau de Soleure au bas de l’acte ratifiant l’entrée de ce canton dans la Confédération.

Un de ses hoirs, Jean-Jacques, qui était aussi greffier de 1578 à 1595 fut ensuite banneret ; il fut célèbre par son érudition, sa conscience politique et sa libéralité. Ses écrits témoignent encore aujourd’hui en sa faveur. A sa mort, il laissa une riche bibliothèque à ses après-venants.

Cependant, le plus bel héritage qu’il légua au pays, ce furent ses enfants.

Il avait épousé en premières noces Marguerite Schmid, de laquelle il eut deux enfants : Gédéon et Catherine. Après deux ans de veuvage, en 1588 il prit pour femme Véronique Sury. Elle lui donna encore sept enfants : Jean-Jacques, Victor, Hélène, Juste, Urs, Maurice et Catherinette.

Tous ses fils occupèrent bientôt de hautes charges publiques, non seulement grâce à la considération dont jouissait leur père, mais bien par leur valeur personnelle.

Le second, qui avait reçu les prénoms de son père, se fit bientôt remarquer. Né à Soleure, le 23 octobre 1589, Jean-Jacques de Staal le jeune pour le distinguer de son père - partit courir le monde. Nous le trouvons étudiant à Paris, puis à Bologne. Il n’allait cependant pas se contenter d’acquérir des connaissances scolaires, il devait encore, au cours de ses voyages, obtenir la force et le courage que l’on demandait alors à tout jeune homme bien né. Et c’est pourquoi il sert 11 mois sous les drapeaux de Louis XIII, prenant part à la campagne britannique, particulièrement à Etampes.

Ayant ainsi reçu le baptême du feu, Jean-Jacques de Staal entre au Grand Conseil de Soleure en 1615, en tant que représentant de la Corporation des Bateliers.

Nous savons que dans sa jeunesse, Jean-Jacques de Staal se rendait souvent à Delémont où demeuraient certains de ses parents. Et le 26 avril 1609, il demandait en mariage Anne Hugué de Raymontpierre, sa gentille voisine. Sa demande ayant été agréée, le 7 septembre il conduisait à l’autel la gente et riche héritière.

Ainsi s’ouvrait pour ces jeunes gens le livre d’un bonheur qu’ils voulaient croire sans fin. Le jeune mari n’avait pas atteint sa vingtième année et la jolie Anneline venait d’avoir dix-neuf ans. Ils se connaissaient pourtant bien, pour avoir souvent joué ensemble dans leurs jeunes années, que ce fût dans la cour, derrière leurs maisons amies, ou

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Château de Raymontpierre. Porte d’entrée

sur la rue où chantait alors un gentil ruisseau. Et combien de fois le guerrier érigé sur la fontaine voisine (depuis 1577) avait-il dû les contempler d’un regard attendri et complice ?

Les cérémonies qui eurent lieu à l’occasion de cette union nous montrent en quelle haute considération on tenait les deux familles, à Delémont comme à Soleure. Toute une escorte de chevaliers soleurois, conduite par Victor, le frère de Jean-Jacques, s’en vint chercher la douce fiancée à Delémont et par St-Joseph et Balsthal, la conduisait en bri1lant équipage en la cité de son futur époux. 800 personnes prirent part aux festivités. Le 9 septembre, les deux conjoints regagnaient leur bonne ville jurassienne en passant par Bellelay.

  * *

Le fondateur et constructeur de Raymontpierre eût une grande joie à assister à ces fêtes splendides. Mais hélas ! Georges Hugué, noble seigneur de Raymontpierre, ne fut pas le témoin du bonheur de sa fille. Le 2 mars 1608, une terrible épidémie de peste qui ravageait alors la contrée de Delémont les avait emportés, lui et son épouse Allison. La sinistre faucheuse mettait ainsi un terme brutal à cette courte vie de noblesse impériale dont Georges était si fier. Même ce nom de Raymontpierre ne devait plus enorgueillir longtemps ses descendants. En plus de ses 4 filles, Vérène, Anne, Catherine et Anne-Marguerite, il n’avait eu qu’un fils : Roland, baptisé à Delémont le 17 janvier 1589.

Roland avait épousé le 26 janvier 1610 Marie-Madeleine de Gall, dont le père était Gouverneur des Forges d’Undervelier. Par cette union, les forêts de Raymontpierre se trouvaient de nouveau mêlées à l’histoire sidérurgique du Jura.

Roland ne semble pas avoir administré sa fortune d’une manière habile. Il eut à l’entamer sérieusement pour payer une dette de 11.000 florins contractée avec son beau-frère, Charles Pistorius (depuis 1605 époux de sa soeur Catherine, demeurant en Brisgau) et qu’ils ne pouvaient venir à bout d’éteindre, auprès de M. Fresch, à Bâle.

Et puis, dans un autre ordre d’idées, Roland n’avait pas été gâté. par la vie. Lui et sa femme n’eurent que des enfants morts-nés. Comme forestier de la Seigneurie de Delémont, le noble Roland dut souvent se rendre à son domaine de Raymontpierre. Mais l’air rude des sommets ne convenait pas à sa santé délicate. Malade, il dut de plus en plus rester en son domicile de Delémont. Et le 27 novembre 1617, à 8 heures du matin, Roland succombait à une phtisie galopante qui mettait fin à cette courte vie de douleurs et de souffrances amères.

Ainsi disparaissait le seul héritier direct de la noblesse de Raymontpierre.

Roland avait institué sa femme Marie-Madeleine légataire universelle. Cependant, le titre de Raymontpierre ne pouvait lui être transmis puisqu’il n’était que mâle héritable. (Arch. Berne B 237/30). Par la mort de l’héritier direct, ce titre revenait donc au titulaire primitif des domaines, en l’occurrence le Chapitre de Moutier-Grandval et non le Prince-Evêque.

Le Chapitre avertit les quatre soeurs de Roland de la perte pour elles et leurs descendants du titre nobiliaire de Raymontpierre. On laissa en usufruit à la veuve pendant trois ans encore la Courtine d’Elay que Roland et son père avaient reçue du Chapitre de Moutier. Et en 1620, après que la veuve eut épousé en deuxièmes noces un certain comte d’Ortenbourg, cette contrée fut attribuée contre redevances aux habitants d’Elay.

Pourtant la lignée des Raymontpierre n’avait pas tout perdu en abandonnant son nom. D’autres richesses plus palpables étaient restées aux 4 soeurs Hugué. C’est pourquoi il n’y eut probablement pas qu’une seule union matrimoniale entre les de Staal et les Hugué. Deux ans après ces événements, une deuxième alliance allait être bénite.

Le 30 mars 1619, Jean-Jacques de Staal envoyait au maître-bourgeois de Delémont, Marx Nussbaum, une demande en mariage en bonne et due forme pour son frère Juste. Et le tuteur de la gracieuse et riche Anne-Marguerite faisait savoir le 28 avril que l’on était très honoré et que l’on agréait la demande.

On attendit encore un mois pour la forme. Juste de Staal, à l’expiration de ce délai, en compagnie de ses frères Jean-Jacques et Victor et de deux beaux-frères, chevauchait de Soleure à Delémont où il devait se fiancer.

Le 24 août, les cérémonies du mariage proprement dit avaient lieu au milieu de la parenté, à Laufon. Juste s’y rendait directement à cheval, accompagné de 30 camarades, laissant à Jean-Jacques le soin de s’en aller quérir la fiancée et ses amis, en tout 20 personnes, à Delémont.

Il y eut un grand festin le samedi soir à Laufon et la bénédiction nuptiale fut donnée aux deux jeunes gens le lendemain à Mariastein. Au soir du même jour, toute la noce s’en allait jusqu’à Delémont où l’on banqueta encore ferme. Et l’histoire rapporte que le petit jour seul mit fin à la fête...

Le nouveau couple demeura quelques semaines en la maison des Hugué de Raymontpierre, à Delémont. Puis, vers la mi-septembre, il partit pour Soleure où pendant un certain temps, il fit ménage commun avec Jean-Jacques et sa femme deux frères et deux soeurs.

Les deux couples vécurent quelques années ensemble à Soleure, en la maison paternelle des de Staal, rue des Cordeliers. Aujourd’hui encore on peut voir les armes des deux familles scellées dans un mur de l’ancien collège des Jésuites, où elles ont été apportées vers 1890, de la porte qu’elles ornaient à la Hintere Gasse (Ruelle de Derrière).

  * *

Si Dieu donna des enfants aux deux familles de Staal - de Raymontpierre, ce ne fut certainement pas pour leur apporter beaucoup de joie, mais bien plutôt pour leur faire comprendre la vanité des biens terrestres.

J.-J. de Staal était marié depuis 10 ans et il n’avait pas encore, d’héritier. Enfin, le 30 août 1619, sa femme lui donna une fillette. Hélas ! l’enfant était de santé délicate et bientôt elle reprenait le chemin du ciel. Il en fut de même en 1620 pour une deuxième enfant qui mourut âgée de quelques mois à peine. Et en 1622, il fallut une fois encore se séparer d’un garçonnet que l’on avait dû baptiser d’urgence.

Il semble que la mère n’ait pas été en excellente santé. Peut-être souffrait-elle de la même maladie sournoise qui avait emporté son frère Roland.

La famille Juste de Staal perdit également plusieurs enfants en bas âge. Et si Dieu n’avait prêté vie à deux garçons, Jean-Jacques, né en 1620 et Jean-Philippe, né en 1625, les de Staal eussent pu regretter amèrement leurs alliances avec la Maison de Raymontpierre.

A cette époque, Jean-Jacques de Staal ne voyait sa descendance assurée que par ses deux neveux. Il songea donc à remettre tout ce qu’il possédait à son frère Juste et à ses enfants. Il mit son projet à exécution quand il fit transférer à leur nom le château de Raymontpierre avec tous les droits y afférents. Par la suite, il fit encore certains achats destinés à arrondir son domaine, mais il reporta tout son intérêt sur son château solitaire.

Le 15 décembre 1622, il lui fut possible de racheter pour 3.000 livres bâloises la part d’héritage revenant à son beau-frère Jacques de Sonnenberg, capitaine à Lucerne, de par son mariage avec Vérène de Raymontpierre.

Et le même mois, il passait encore une transaction semblable Avec le tuteur de sa belle-soeur Dame Vve Catherine Pistorius, née de Raymontpierre, demeurant à Fribourg-en-Brisgau. Ces achats furent approuvés par le Prince-Evêque Guillaume Rinck de Baldenstein le 2 mai 1623.

Ainsi Raymontpierre tout entier appartenait de nouveau aux deux frères qui pouvaient s’en montrer justement heureux.
C’est la raison pour laquelle, ils firent graver sur la façade sud du château le tableau armorié, daté de 1623, visible encore de nos jours. On y trouve les armes des de Staal et celles des de Raymontpierre, unies sous des heaumes de chevalier.

Au-dessous figure la devise de la famille soleuroise :

 SORTES NOSTRAE IN MANIBVS DOMINI

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Château de Raymontpierre. Vue du sud

Et malgré les ravages causés par les intempéries, on décèle au bas du tableau l’explication suivante :

 NOBILIS JOAN. JACOBVS ET JVSTVS

 VON STAAL, FRATRES, PATRIAE SALO

 DORENSES REMONSTEINII

 HEREDESPARTIM EMPTORES

 FFF

Traduction de la première inscription :

 « Notre sort est dans les mains du Seigneur »

Et l’autre :

 « Nous, nobles Jean-Jacques et Juste de Staal frères, bourgeois de Soleure avons hérité et acquis en partie Raymontpierre »

Voici donc les de Staal, seigneurs et maîtres de Raymontpierre, et avec eux commence un nouveau chapitre d’histoire pour le petit château.

 III

 DE 1623 A NOS JOURS

Les prédécesseurs des nobles de Staal avaient rendu un signalé service à ces derniers en s’établissant, au XVe siècle déjà, dans la vallée de Delémont. Là, s’ouvraient en effet de nouvelles et nombreuses possibilités de conquêtes pour eux. Nous avons déjà vu comment, grâce à leurs relations amicales ou familiales, ils avaient réussi à se rendre acquéreurs du château de Raymontpierre.

Cependant leurs possessions de Courroux, de Delémont et du Raimeux ne les satisfaisaient pas entièrement. Aussi travaillèrent-ils inlassablement à arrondir leurs propriétés et à donner à celles-ci une importance toujours croissante dans l’Evêché.

A l’exemple de Jean-Jacques et de Juste de Staal, leur frère Victor cherche à acquérir certaines terres jurassiennes. En automne 1623, il essaie d’acheter l’important Domaine de Siegelmann, à Delémont. Mais il ne parvient pas à ses fins. Pour se consoler de cet échec, il se rend acquéreur, en 1635, du fief de Soulce qui appartenait à Münch de Lowenbourg ; en 1640, Pfirt de Liebenstein lui cède ses biens de Boncourt.

A la même époque, Jean-Jacques n’est pas inactif et il agrandit considérablement ses propriétés de la Vallée de Delémont. Le Moulin de Vicques s’ajoute à ses domaines de Courroux. Et finalement il devient propriétaire du Greierli, sis sur le ban de Montsevelier et de la ferme du Rohrberg, dépendante de Liesberg.

En 1626, un autre frère, Ours de Staal, célèbre à Raymontpierre son mariage avec Marguerite Surgant, de Thann. A cette époque, le petit manoir est habité en permanence par la famille de Staal. La même année, la femme de Juste y donne naissance à un petit garçon qui meurt bientôt. Si l’on analyse les registres de ce temps-là, il semble véritablement qu’une malédiction ait pesé sur cette noble famille. En effet, de son mariage avec Anne de Raymontpierre, il ne reste à Jean-Jacques aucun enfant en vie. Il perd même son épouse toute jeune, en 1627. Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent, on dirait que la maladie s’acharne à faire disparaître la famille de Raymontpierre.

Un an plus tard, Jean-Jacques de Staal trouve une nouvelle et fidèle compagne en la personne d’Hélène Schenk de Castel. Celle-ci appartenait également à une noble famille de l’Evêché. En 1628 naît enfin un fils, Jean-Baptiste, qui aura par la suite plusieurs frères et soeurs.

Jusqu’en 1635, Jean-Jacques et Juste demeurent co-propriétaires du château de Raymontpierre. Cependant de nombreuses difficultés surgissent entre eux et leur belle-soeur Catherine, veuve Pistorius. Ces interminables querelles incitent Jean-Jacques à céder sa part du domaine à son frère et aux enfants de celui-ci.

A l’exemple de la noblesse soleuroise, les frères de Staal servirent également pendant de nombreuses années dans l’armée française. C’était alors le chemin qui conduisait à la gloire et à la fortune... Jean-Jacques, Juste et Ours offrirent donc leur sang au grand Etat voisin, alors à l’apogée de sa puissance. Mais leur cœur, malgré tout, demeurait fermement attaché à leur petite patrie. Cette fidélité à la terre natale ressort nettement du Livre d’heures de Jean-Jacques de Staal, source précieuse de renseignements sur la vie suisse et jurassienne de cette époque. Il y évoque d’une façon saisissante les misères et les malheurs qui s’abattirent sur la Vallée de la Birse et l’Ajoie lors de la Guerre de Trente ans. Ces régions, qui ne bénéficiaient pas de l’alliance de Berne, furent mises à sac par les hordes impériales et suédoises. Le château de Raymontpierre et les villages avoisinants n’échappèrent pas à la tourmente. La grange de Raymontpierre, notamment, fut incendiée, puis reconstruite.

Depuis l’occupation de Porrentruy par les Français, le Prince-Evêque résidait à Delémont. Vers la fin de l’automne 1634, il quitta cette ville décimée par les épidémies et se réfugia au Couvent de Bellelay. Par son alliance avec Soleure, ce couvent paraissait offrir toutes garanties de sécurité contre les bandes pillardes dévastant la Vallée de la Birse. Le Prince-Evêque assigna le château de Raymontpierre comme lieu de résidence à ses deux frères Jean-Georges et Jean-Dietrich d’Ostein. Pendant 18 semaines, soit jusqu’au Nouvel-An 1635, ceux-ci restèrent au manoir avec leurs femmes, leurs enfants, quelques parents, en tout 30 personnes. Ils ne quittèrent Raymontpierre que lorsque le Prince-Evêque fut de nouveau à Delémont ; ils s’installèrent alors dans les deux maisons de la Grand’Rue, que Jean-Jacques mettait gracieusement à leur disposition.

  * *

Jean-Jacques de Staal fut comblé d’honneurs. En 1652, il est nommé banneret de Soleure. En 1653, il est chargé de réprimer la révolte des paysans dans le canton de Lucerne. Et finalement, après avoir fait preuve de doigté et de savoir, il est appelé par ses combourgeois à la dignité suprême : Jean-Jacques de Staal fut avoyer de Soleure en 1653 et en 1655. Il n’est pas douteux qu’il aurait encore assumé plus d’une fois cette charge importante, si la mort n’était venue mettre un terme à une vie toute de droiture, à la fois si remplie et si agitée.

Bientôt après, son frère Juste le suivit dans la tombe. Mais il avait eu soin de régler jusque dans les moindres détails la possession de Raymontpierre. Par un acte notarié important, il avait stipulé que le domaine reviendrait tout d’abord à ses fils et à leurs héritiers directs, et après eux, à Victor et Maurice, descendants de son frère Jean-Jacques.

Et c’est ainsi que nous voyons de nombreux de Staal se succéder en peu d’années à Raymontpierre, car la famille de Juste s’éteignit très tôt. Il serait intéressant de fouiller en détaille l’histoire de ces propriétaires successifs. Malheureusement, la place nous manque pour le faire. Laissons donc cette tâche à l’historien qui voudra, tôt ou tard nous l’espérons, soulever le voile qui couvre les heurs et malheurs de Raymontpierre et de ses maîtres ! Bornons-nous à dire que la famille de Staal régna sur Raymontpierre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

  * *

Lorsque la tourmente révolutionnaire ravagea la France, Raymontpierre était encore entre les mains de cette famille. Pour des motifs inconnus, le fils unique de François-Jean-Conrad de Staal, (de la branche des de Staal de Boncourt), le Grand-Veneur de l’Evêché : Henri-Conrad-Fidèle, ne put assurer sa descendance. Nous savons qu’en sa qualité d’aristocrate, il était devenu suspect et que, bien avant l’arrivée des Français, ses parents ainsi que le bourgmestre Keller de Porrentruy l’avaient placé sous tutelle.

Ainsi donc, Raymontpierre est en train de perdre sa splendeur d’antan. D’abord, le temps de la noblesse est révolu ; d’un autre côté, nul ne veut ou ne peut reprendre la tradition des châtelains de Raymontpierre. Et lorsque le dernier descendant des de Staal meurt à Porrentruy en 1809, complètement oublié, le domaine revient à son beau-frère, le seigneur d’Andlau et à son fils. Celui-ci jouera par la suite un rôle important dans le Jura.

Certains auteurs prétendent que le château de Raymontpierre fut vendu comme Bien national. Aucun manuscrit ne nous permet de l’affirmer. C’est même fort peu probable. En effet, si certaines fermes des environs ont été vendues et désignées comme telles dans les actes de l’époque, nulle part il n’est fait mention de Raymontpierre. Il est plutôt à présumer que le seigneur d’Andlau vendit Raymontpierre à quelque paysan, comme il le fit de son héritage de Boncourt.

Ici encore, il est impossible de savoir quel fut l’acheteur de Raymontpierre. Dans les années 1830, par contre, nous savons que le propriétaire en était un certain La Roche, de Bâle. Le domaine servait de rendez-vous de chasse, mais il était surtout un sujet d’exploitation agricole et forestière. La famille La Roche en fut propriétaire jusqu’en 1899.

C’est alors que commence l’ère de la décadence pour cette demeure aristocratique. Aucun des nombreux propriétaires successifs ne peut faire face à ses affaires. Des adjonctions malheureuses sont faites au corps du bâtiment. Et ces dernières années enfin, grâce à l’Association des amis du château de Raymontpierre, des réparations sont effectuées. On a restauré la chapelle et le mur d’enceinte. Hélas ! Il reste encore beaucoup à faire : Une intéressante inscription sur panneau armorié brave, non sans dommage, les intempéries. L’intérieur du château, l’escalier en colimaçon, la somptueuse salle des Chevaliers avec sa cheminée monumentale doivent être rendus à leur destination première !

Au printemps 1941, il s’est enfin trouvé un acquéreur féru d’antiquité qui saura, espérons-le, garder le titre de Châtelain de Raymontpierre. Il se propose de tout remettre en état. Cette situation réjouit grandement les amis du passé jurassien. Et pour conclure, invitons-les à grimper une fois à Raymontpierre. Ils ne seront pas déçus. A côté des trésors historiques, que de merveilles le petit château offre au visiteur ! De là-haut, l’oeil plonge dans l’opulente Vallée de Delémont. Le regard se perd dans les lointains bleus. Et parfois, dans la transparence des claires journées, les Vosges apparaissent à l’horizon ! Le site de Raymontpierre est si accueillant et si varié qu’on ne peut manquer de s’y sentir à l’aise !

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Source originale en allemand :

Remontstein : kulturgeschichtliche Bilder um ein Bergschlösschen im Berner Jura : als Beitrag zur Heimatkunde der Birstäler / C. A. Müller

Basel : Hirzen-Verlag, 1942